La Nuit des rois, un conte satirique sur l'univers carcéral
Après Run, son premier long-métrage sélectionné à Cannes en 2014, Philippe Lacôte nous convie aux festivités de La Nuit des rois, dans l’univers farouche et halluciné de la prison de la MACA.
© La Nuit des Rois - L'acteur Bakary Kone dans le rôle de "Roman"
Dans ce huis-clos, se jouent des destins de légende, dont les vies bien réelles ont pris part à la crise politique et sociale en Côte d’Ivoire. Présenté dans la section Orizzonti à la 77e Mostra de Venise, Prix Valois de la mise en scène ainsi que celui de la musique au Festival du film francophone d’Angoulême, La Nuit des rois est un drame qui nous plonge dans un réalisme magique. Une sorte de fiction très documentée qui emprunte aux codes de la fable où la réalité et l’imaginaire se confondent.
À travers le rituel de « Roman », qui consiste à obliger un prisonnier à raconter des histoires durant toute une nuit, Philippe Lacôte nous conte l’histoire d’une bataille politique et celle des « microbes », enfants des rues, piégés dans une spirale violente et sanguinaire.
Bande-annonce du film La Nuit des Rois
De Shakespeare à Abidjan
La Nuit des rois, ou Ce que vous voudrez (Twelfth Night, or What You Will) est une comédie de William Shakespeare, écrite pour être jouée pendant les festivités de l’Épiphanie , la fête catholique qui commémore la venue et la manifestation de Jésus. Les Rois mages venus célébrer la naissance de Jésus s’assurent également qu’il est bien le messie, l’élu de Dieu.
Dans la MACA d’Abidjan, l’une des prisons les plus surpeuplées d’Afrique de l’Ouest, le personnage de Barbe Noire, vieillissant et malade, voit son autorité de chef contestée. Pour conserver son pouvoir au sein de la prison, ce chef, que l’on nomme Dangôro, renoue avec le rituel de « Roman ». Cette nuit de fête, sorte d’Épiphanie où le chef réaffirme son pouvoir, annoncée par la lune rouge, pendant laquelle « Roman », un prisonnier nommé par le Dangôro, est sommé de raconter une histoire aux autres prisonniers toute la nuit. La tradition veut qu’au petit matin, le sang de « Roman » soit répandu pour régénérer la puissance du Dangôro.
© La Nuit des Rois - Roman (Bakary Koné) raconte son histoire devant les prisonniers
L’ancien bâtiment colonial de Grand-Bassam aménagé pour reconstituer la prison de la MACA (la Maison d’Arrêt et de Correction d’Abidjan) est le théâtre où se déroule ce huis-clos macabre et fantastique. Un théâtre où les corps dansent, chantent, miment, s’enchevêtrent et se mêlent avec le souffle de « Roman » pour fabriquer un récit ancré dans des faits réels et des histoires inventées de toute pièce. Ici, chacun existe et ne résiste que par son corps comme un écho au destin qui fut aussi celui des esclaves exploités. Cette mise en abîme historique lie le passé colonial à l’état déplorable des conditions de vie des prisonniers ivoiriens, tout en faisant de la MACA une réplique miniature de l’État – au sens politique – de la Côte d’Ivoire traversé par une crise politique majeure depuis 2010.
Sous le récit carcéral, la fable politique
Incarné par Steve Tientcheu, le personnage de Barbe Noire nous rappelle un Laurent Gbagbo en pleine chute, acculé par la défaite face à son rival Alassane Ouattara, représenté par Lass, valet infidèle de Barbe Noire, joué par le talentueux Abdoul Karim Konate. L’apparition d’images d’archives dans le film confirme cette intuition. Dans ces archives médiatiques, datant de 2011, on peut y voir Laurent Gbagbo lors de sa capture après qu’il ait refusé de reconnaître sa défaite électorale et donc l’ascension d’Alassane Ouattara au pouvoir. Cet épisode jalonne la crise politique et social qui entoure les élections présidentielles ivoiriennes de 2010-2011.
En effet, lors de la crise post-électorale, certains « microbes » avaient joué un rôle de petites mains et d’éclaireurs pour le « commando invisible » créé par Alassane Ouattara, et contribué à la chute de l’ex-président Laurent Gbagbo en prenant le contrôle du nord d’Abidjan. Âgés de 10 à 18 ans, ces enfants et adolescents surnommés « microbes », en référence au film brésilien La Cité de Dieu, forment aujourd’hui des gangs ultra-violents qui sèment la terreur dans les quartiers populaires d’Abidjan.
© La Nuit des Rois - L'acteur Issaka Sawadogo joue le directeur de la prison
À l’image de Laurent Gbagbo qui refusait de quitter le pouvoir, Barbe Noire convoque la « nuit du roman » pour conserver son trône encore un temps. Mais le peuple de la MACA sait que les querelles de pouvoir entre gangs aux visées mercantiles de Lass et Barbe Noire répandront le sang dans la nuit. Roman, pour sauver sa peau, enchaîne les paroles. C’est l’épopée tragique de Zama King qu’il conte : un ancien chef de « microbes » qui a réellement existé et terrorisé son quartier Sans-loi avec le gang qu’il avait fondé durant la crise post-électorale ivoirienne. La bande de brigands emprisonnés boivent ses paroles, sous le regard inquiet du directeur de la prison, le non moins violent Nivaquine, campé par Issaka Sawadogo.
@ La Nuit des Rois - L'actrice et influenceuse @laetitiaky dans le rôle de la Reine
Une troisième dimension fantastique
La prison et ses méandres, Philippe Lacôte les connaît bien : il allait y voir sa mère qui y a passé un an en tant qu’opposante au régime Houphouët-Boigny. Il l’aborde ici sous un angle réaliste tout en y ajoutant une dimension fantastique dépourvue de fantasmes. Croyances et superstitions dominent les esprits, permettent l’évasion dans les discours et facilitent l’adhésion au récit mythique que développe Roman. Une reine sorcière (Laetitia Ky) soutenue par un sage aveugle nommé Soni (Rasmané Ouédraogo) font partie des personnages inventés qui encadrent le récit de la vie de Mamadou Traoré, ce garçon qui construisit sa légende en se faisant surnommer « Zama ». En réalité Zama, en référence au fruit dur et aigre qui pousse en Côte d’Ivoire et dont les noyaux peuvent être utilisés pour frapper d’autres personnes, est originaire du Burkina Faso. Son autorité, il l’aurait acquise grâce à son père, un marabout redouté dans le quartier précaire de Boribana. C’est en jouant sur cette image mystique que le jeune homme a recruté, initié, et inspiré la peur autour de lui.
@ La Nuit des Rois
Philippe Lacôte ose ainsi combiner des temporalités et des registres multiples, allant des faits historiques au mythe dans le cadre tourmenté de la prison, en respectant une économie du récit qui ne se perd pas en charabia. Il rend ainsi hommage à la magie des mots et à la puissance du cinéma à travers une des figures centrales des cultures d’Afrique de l’Ouest, celle du griot. Dépositaire de la tradition orale, détenteur des légendes et des mythes, cette personne peut aussi être l’arbitre des conflits sociaux. Il est certain que cette figure exerce un pouvoir sur son auditoire qui peut alors purger ses passions, contenir sa violence et décider de renverser son destin. Un appel à l’éducation et au dialogue en somme face aux situations de conflit quelles qu’elles soient.
« Quand on sort des murs de Rome, on ne peut pas mordre les Reines », dit Barbe Noire : sans le respect des règles collectives, pas d’espoir de dépasser les rivalités pour jouir de la paix. Le stratagème de la « nuit de roman » mise en œuvre par Barbe Noire, pour résoudre les problèmes de gouvernance dans la prison, agit comme une loupe sur les vrais problèmes politiques au sommet de l’État ivoirien en même temps qu’il nous renseigne sur des réalités inaudibles. Un film digne d’un des plus grands contes comme celui des Mille et Une Nuits.
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Sidney Cadot-Sambosi - rédactrice Cinewax