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Alassane Diago, briseur de tabous

CINEWAX a rencontré Alassane Diago pour parler son dernier documentaire « Rencontrer mon père ». Le cinéaste sénégalais et peul y part sur les traces de son père, qui après avoir émigré au Gabon n’a pas donné de nouvelles à sa famille pendant des années.

 Une expression peule dit que trop en dire, c’est mentir. Un cinéaste pourrait-il alors être vu comme un menteur ou un simple agitateur chez les peuls? Alassane Diago assume totalement cette image de rebelle au sein de sa communauté. Il brise les tabous de la culture qui l’a vu grandir en utilisant le cinéma un médium à première vue en contradiction avec les valeurs peules que sont la pudeur et la retenue. Pour lui, le cinéma est pourtant un outil de transmission de cette culture. Mais aussi un moyen de souligner la nécessité de son appropriation par les nouvelles générations, en France ou en Afrique.

Comment filmer des peuls quand on est peul ? Comment filmer ceux qui maîtrisent l’art de se dérober et montrer ce qui ne se dit pas ? Alassane Diago a tout compris. Il utilise des armes bien peules : la ruse et la psychologie. Car les Peuls, traditionnellement, sont toujours en représentation, sous le regard de la société ou sous le regard de Dieu. Alors, on ne peut s’empêcher, en écoutant Alassane, de se dire que le cinéma, quelque part, doit être fait pour eux.

 

RENCONTRER MON PÈRE de Alassane Diago from Club V.O. on Vimeo.

 

CINEWAX : Quelle place prend la culture peule dans ton cinéma ?

AD : Le but de mes films, c’est de transgresser les limites, de nommer les tabous et d’essayer de les briser. Depuis « Les larmes de l’émigration » (2010) c’est ce que j’ai toujours essayé de faire : toucher l’intouchable et nommer l’innommable. C’est un questionnement autour d’une culture, des  us et coutumes de la société peule qui est conservatrice, très ancrée dans ses racines. Dans ce nouveau film, je me mets à nu, ce qui est mal vu dans la société peule. Mais je pense qu’il faut commencer par là, par parler de soi. En brisant les tabous de ma famille, ce sont les tabous de toute une société que je brise.

CINEWAX : Tu es quelqu’un de plutôt radical alors ? Tu penses qu’il faut aller loin?

AD : Oui, je pense que la société peule en a besoin. Cette société qui m’a vue grandir a, comme toutes, des avantages et des inconvénients, mais je pense qu’il y a trop de non-dits. Prenons l’exemple des concepts de soutourou (discrétion) et du mougn (patience). Ce sont des concepts avec lesquels nous grandissons et que nous appliquons à l’extrême.  Je pense qu’il ne faut pas tout accepter et qu’il faut couper le cordon. Mais c’est très mal vu. Quand on m’entend le dire, on me dit que je suis un occidental.

CINEWAX : La culture est tellement forte que même les jeunes peuls qui aimeraient s’opposer à leurs parents et pouvoir tenir le même discours que toi ont tendance à se ranger du côté des aînés pour éviter d’être mal vus.

AD : Oui, c’est malheureux. Dès que tu commences à transgresser les règles et à remettre en question certains choix, certains us et coutumes, tu es mis à l’écart.A part certains jeunes, je ne connais pas de personnes peules, surtout âgées, qui aiment mes films. Dans « Rencontrer mon père », je serai toujours considéré comme un mauvais fils. Je n’ai pas le droit de parler ainsi à mon père. Ça ne se fait pas. Pour moi, ce film s’adresse donc surtout à la nouvelle génération.

CINEWAX : Et ce qui est très intéressant, c’est que tu le fais, pourtant, avec douceur. Avec ton père aussi. Quelque part, tu es obligé, même dans la provocation, de garder cette intelligence sociale, très peule.

AD : Oui, je pense qu’il faut jouer sur les deux tableaux. Dans « Rencontrer mon père », il était nécessaire de le faire. Autrement, le film n’aurait jamais existé. Il ne tenait qu’un à fil et il fallait faire en sorte que ce fil soit solide. On le voit, mon père m’a trouvé très respectueux. Chaque fois qu’il se sent offensé par mes propos, je lui demande pardon. Pour lui, c’est une grande sagesse que de faire ça.

CINEWAX : Ton père n’a pas encore  vu le film mais tu m’as dit qu’il connaissait les rushs par coeur car vous les regardiez ensemble pendant le tournage. Est-ce qu’il te fait confiance ?

AD : Oui. Et je sens aussi qu’il ressent une certaine fierté à l’idée d’être vu comme ça dans un film.

CINEWAX : Finalement il y a un équilibre entre les moments où tu mets en valeur son rapport aux bêtes, la manière dont il s’occupe de son jardin ou lorsqu’il joue avec ton petit frère et les moments plus durs où tu essayes de lui tirer les vers du nez.

AD : Oui, il fallait équilibrer. Ce n’est pas un mauvais père. Avant qu’il ne migre vers le Gabon, c’était un père bienveillant. Mais là bas, la vie a été très dure pour lui. Malgré tout, il continue à être digne. Il y a une vraie humanité chez lui : son lien avec ses bêtes, c’est très fort ça. Et quand on le voit avec son fils, c’est un être humain comme tous les êtres humains, c’est un père comme tous les pères. Il a juste été surpassé par les circonstances de sa vie.

CINEWAX : Tu montres vraiment, à travers ton film, à quel point l’art du documentaire est un travail de fin psychologue. Surtout lorsque l’on se raconte, et qu’on raconte sa famille.

AD : L’art à la première personne, c’est toujours complexe. Je me dis souvent que c’est bien de se raconter, c’est bien de s’oublier pour exister. On se met à nu. On s’oublie. Je pense que mon père a fourni un effort immense pour participer à cet exercice.  De mon côté, c’est un gros effort que je fournis en me livrant comme je le fais dans ce film là. Nous acceptons tous les deux, de s’oublier pour exister d’une certaine manière. Nos cas sont loin d’être des cas isolés. Des milliers de familles vivent une situation similaire.

CINEWAX : Donc, vous vous oubliez pour faire exister une histoire.

AD : Oui, pour faire exister une histoire qui est universelle. L’abandon, l’absence, les relations père-fils, pour moi, ce sont des sujets qui nous concernent tous, que l’on soit africains, européens ou peuls.

CINEWAX : Comment tes parents voient ton métier, tes documentaires ?

AD : Pour mon père, je pense qu’il y a deux facteurs. Le film a été possible parce qu’il a trouvé ma démarche grandiose. Il le dit à la fin du film. Cela sous-entend que je suis le seul depuis des années à avoir fait cette démarche, à être venu à lui. Lui, qui n’arrivait pas à revenir vers les autres. Il accepte de faire le film pour se racheter, quelque part. Mais l’autre facteur, c’est que c’est quelqu’un qui a été meurtri par mes films précédents. Il s’est senti humilié.  Il a donc aussi envie de prouver au monde entier qu’il n’est pas un mauvais père. Finalement pour nous deux c’était du gagnant-gagnant.

Pour ma mère, c’était plus difficile. Elle est de nature très réservée mais elle a accepté de jouer le jeu pour moi. C’est un cadeau qu’elle m’a offert. C’est pour ça qu’elle se livre autant dans mes films. Elle est consciente que c’est important pour moi. Elle ne m’a jamais dit que j’allais trop loin, contrairement à son entourage. Quand ils ont vu mon premier film, “Les larmes de l’émigration”, ils m’ont en voulu à mort. Ils pensaient que j’avais vendu son image aux européens :  « Tu viens, tu filmes ta maman, tu la vends au monde entier. » disaient-ils. L’image est tellement précieuse. Ils sont tellement habitués à être photographiés et montrés en Europe.

CINEWAX : Alors, pour eux, le film est destiné aux européens ?

AD : Je pense qu’ils raisonnent comme cela parce que, malheureusement, la plupart des films que nous faisons sont plus vus en Occident qu’en Afrique. Nos films ne sont pas vus en Afrique.

CINEWAX : Alors, comment fais-tu pour gérer les jugements de ta communauté ? Le fait de vivre entre ta modernité et la mentalité peule dans laquelle tu as grandis ? Dans mon cas, par exemple, je m’interdis pour l’instant d’écrire ou de filmer certaines choses par respect pour ma culture peule. Comment réconcilie-tu ta culture et ton désir de cinéma ?

AD : Ce n’est pas une question simple. Je me suis toujours dit qu’il fallait bousculer les mentalités. Déjà, tout jeune, avant de commencer le cinéma, j’écrivais des pièces de théâtre qui étaient jouées dans mon village. C’étaient des pièces moralisatrices sur l’éducation ou les mariages précoces. C’était de la sensibilisation. J’ai pris conscience déjà à ce moment là de ces tabous. Et je n’ai pas eu peur. Je me sens très libre. Le monde peul est fermé mais même dans mon village, j’ai toujours pu m’exprimer librement.

CINEWAX : Penses-tu qu’il faille être peul pour filmer les Peuls ?

AD : On ne filme pas un Peul comme on filme un Wolof ou un Français. Dans le film, je ne suis pas direct avec mon père. Ca se passe vraiment comme ça entre peuls :  on tourne autour du pot, on parle de choses banales et tout d’un coup, Bam. Pour moi, oui, c’est tout une psychologie.

Il faut trouver des moyens pour raconter les non-dits. C’est tout un art dans la manière d’appréhender un personnage. Il faut utiliser la maïeutique et la dialectique. En ayant ces deux éléments comme armes, on peut entrer dans l’univers d’un personnage et lever les tabous.

CINEWAX : Et quelque part, cette ruse, là, cette intelligence de la manipulation douce, est très peule …

AD : Oui, exactement. Pourtant je n’arrive pas au bout de ma démarche. Pour moi, il faut toujours pousser plus loin.

 

- Un entretien réalisé par Ridwane Devautour 

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